Joël Des Rosiers, lauréate

Naissance le à aux Cayes, Haïti, décès le à 

Entrevue

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Biographie

Poète, essayiste et psychiatre, Joël Des Rosiers appartient à la longue lignée féconde d’écrivains-médecins, qui va notamment par des voies entremêlées d’Empédocle, Rabelais à Arthur Conan Doyle, Louis-Ferdinand Céline, Gottfried Benn, Antonio Lobo Antunes, ou encore André Breton, Maurice Blanchot, Jacques Stephen Alexis et Jacques Ferron, figures vouées à la double identité littéraire et scientifique qui ont façonné son panthéon culturel.

Issu d’une vieille famille du Sud, Joël Des Rosiers est l’aîné de trois frères et de trois sœurs. Son père, juriste, lui donne le goût des lettres en l’emmenant se promener au bord de la mer et en lui récitant entre autres le poème « À une dame créole » de Baudelaire, sa mère, neuropsychologue, lui communique son intérêt pour l’exploration de la psyché. Il découvre sa double vocation dès l’enfance aux Cayes, en Haïti, qu’il quitte à l’âge de 10 ans lorsque ses parents, opposants de la première heure à la dictature, gagnent Chicago, New York et enfin Montréal, par choix de la langue française. La poésie se révéla vitale à cet enfant affligé d’un grave bégaiement. « Affaire de souffle : quand je récitais un poème, le trouble disparaissait. »

Au début des années 1970, Joël Des Rosiers, alors étudiant en médecine, suit à Strasbourg, en France, les séminaires du psychiatre et psychanalyste lacanien Lucien Israël. Celui qui rappelle aujourd’hui que « la naissance de l’humanisme doit beaucoup à la conjonction de la littérature et de la médecine » y organise l’accueil de réfugiés clandestins et participe à la défense des sans-papiers, « peut-être par identification en raison de mon état d’exilé », hasarde-t-il. Cela étant, le poète se veut hors « des impasses » de la nostalgie et de l’exil – qu’il nomme aussi ex-île, jeu de mot révélateur de ses « rapports ambigus » avec le pays natal –, et l’annonce dès son premier recueil, Métropolis Opéra (Triptyque, 1987), par cette « anti-dédicace » : « À toi qui geins sous le Tropique, ces vers ne sont pas dédiés. »

Provocation? Nenni : Métropolis Opéra, bien qu’écrit sous « la dictée de la mémoire », puise à la vie de ces grandes scènes postnationales et multiraciales que sont les mégalopoles, et bien que traversée par le déracinement, l’errance, la migration, le métissage, l’œuvre tout entière se caractérise d’abord par un extraordinaire travail sur la langue. Partisan des explorations formelles et esthétiques, Joël Des Rosiers se réclame d’une écriture « froide, presque clinique » – d’ailleurs se glanent ça et là des termes scientifiques parfois empruntés au lexique médical pour leur étrangeté sonore –, à distance de ce qu’on appelle inspiration, mais nullement incompatible avec la sensualité : de nombreux actes de langage dans sa poésie s’accomplissent au nom du corps féminin. « Je plaide pour une biodiversité lexicale », dit-il, et celle-ci se parachève, dans le poème, par la polysémie, l’érudition, les jeux langagiers, l’intertextualité et le recours à plusieurs niveaux de langue. Et le tréma, inscrit dès l’origine dans le prénom Joël, et retrouvé dans Haïti, Caraïbe, comme dans le titre de certains recueils, doit sans doute être élu comme signe initial de sa poésie.

Son projet poétique, sa conception de l’écriture et même sa vision du monde, Joël Des Rosiers les a formalisés dans Théories caraïbes. Poétique du déracinement (1996), un essai composé entre autres de textes critiques sur des écrivains caribéens. Lauréat, en 1997, du Prix de la Société des écrivains canadiens, le livre ajoute une contribution forte, sinon nécessaire, à cette réflexion sur la mémoire et l’identité qui habite ardemment plusieurs sociétés, dont le Québec. Joël Des Rosiers, géographiquement déraciné mais « tout à fait enraciné dans les traces et dans la mythologie de la culture », écrit-il dans cet essai, effectue là un passage entre Haïti et le Québec pour démontrer, au final, que le déracinement s’inscrit comme le propre de la condition postmoderne.

De l’Argentine à la Chine, Joël Des Rosiers a beaucoup voyagé, et si sa fréquentation des grandes villes tout comme sa passion pour l’architecture et la peinture contemporaines alimentent Métropolis Opéra, le recueil suivant, Tribu (1990), se ressent fortement d’un séjour parmi les Touaregs du Sahel en 1987. Ce recueil où les « poètes ont fui la tribu braver le soleil froid » inscrit en filigrane le rôle du poète tout en portant l’idée que « le XXIe siècle sera tribal » et se déroulera à l’enseigne du nomadisme, l’autre horizon du déracinement. La tribu, dit Joël Des Rosiers, est « un espace tiers entre ces deux écosystèmes anthropologiques que sont la famille et la nation », un espace intermédiaire aujourd’hui en mutation permanente. « Les populations humbles et asservies sont fragmentées mais se reconstituent autour d’un NON essentiel porté par ces vecteurs numériques tribaux que sont les réseaux sociaux. À cet égard, ceux que j’appelle les “voyous démocratiques” – ces errants porteurs d’insoumission, ces itinérants imbus de technologies – , nous révèlent les pressentiments décisifs qui annoncent le retour du monde à la poésie. »

Persuadé à la fois de la responsabilité de l’écrivain au regard du monde et du caractère éminemment politique de l’écriture, observateur lucide et critique de sa société et des mouvances planétaires, Joël Des Rosiers n’est pas seulement un poète : il est aussi un intellectuel au sens sartrien du terme. Une posture que n’aurait sûrement pas désavouée son aïeul Nicolas Malet, un colon français et officier signataire de l’Acte d’indépendance d’Haïti! Nul doute que « l’horreur politique et obscurantiste » installée en 1957 a exacerbé le goût de la liberté chez le médecin-poète. Et cette question identitaire, leitmotiv de l’œuvre, qui lui est si chère, prend un tour capital en nos temps de mondialisation. Jusqu’à un certain point, donc, ceci explique cela.

Parmi ses titres fétiches, Joël Des Rosiers nomme Savanes (1993), Vétiver (1999) et Gaïac (2010). Le premier nous convie à l’origine du monde, là « d’où vient la terre d’où vient le paradis » : c’est Haïti, lieu violé par Christophe Colomb, « lent amiral aux lombes de Maria/ aux champs d’amour jonchés de prières infâmes ». Le deuxième, qui se lit comme un heureux et très charnel hommage aux Cayes, compte assurément parmi les dix recueils majeurs de la poésie québécoise, et a été fort justement honoré du Grand Prix du livre de Montréal et du Grand Prix du Festival international de la poésie (sa version anglaise a aussi été récompensée du Prix du Gouverneur général en traduction). Quant au troisième recueil, foisonnant kaléidoscope d’odeurs, de formes et de couleurs où n’est pas sans résonner l’écho du séisme de janvier 2010 qui devait laisser Haïti exsangue, son auteur avait déjà décidé du titre lorsqu’il a découvert cette légende des Indiens Muisca de Colombie qui associait le gaïac, un bois très dur, à l’origine des tremblements de terre. Émouvante découverte qui conduira à un « recentrement » du recueil…

Se démarque encore Caïques (2007), du nom d’une petite embarcation en usage dans la mer Égée, où s’entremêlent les impressions des cayes (au sens d’îles) et des lieux de passage et d’exil traversés par l’auteur, une évocation puissante de la figure du père disparu et la sensualité des corps des femmes. Autre variation sur les thèmes jamais épuisés que sont la quête des origines, l’errance, la description des espaces, la mémoire, la mélancolie assumée, les sens, sur ces sillons creusés par un scribe qui se « situe dans une parole incantatoire », et qui affirme que « le poète déchire la langue car il est un étranger dans sa propre langue ».

Ce penseur de l’identité qu’est Joël Des Rosiers est à peaufiner le concept de métaspora, né plus ou moins de l’expérience créole, dont les tenants et les aboutissants seront explicités dans un ouvrage intitulé pour l’heure Métaspora : Essai sur les patries intimes. « La métaspora est l’au-delà de la diaspora. Placée sous le signe du provisoire, de l’éphémère, fabrique d’espaces culturels dysharmonieux qui traduit ce que vivent les migrants dans le réseau mondialisé dans lequel ils sont insérés à leur corps défendant, la métaspora procède d’une logique d’improvisation de l’espace, d’un désir de dépaysement. C’est ce mouvement ambivalent qui conduit les migrants à se constituer en métaspora, c’est-à-dire à devenir les cosmopolites de leur propre culture, les étrangers de leur propre langue. »

La métaspora, ou le propre des migrants contemporains, qu’ils soient des Caraïbes, d’Afrique ou d’Occident… Nous conviant à cette nouvelle façon de penser l’identité, Joël Des Rosiers, poète, psychiatre, témoigne d’une conscience aiguë de son temps, à laquelle n’est sans doute pas étrangère la nostalgie créatrice de l’ex-îlé.

Information complémentaire

Date de remise du prix :
8 novembre 2011

Membres du jury :
Jean-François Beauchemin (président)
Mario Brassard
Francine Noël

Crédit photo :
  • Rémy Boily
Crédit vidéo :

Production : Sylvain Caron Productions Inc
Réalisation :
Sylvain Caron
Coordinatrice de production :
Lynda Malo
Caméra et direction photo :
Jacques Desharnais, Vincent Chimisso
Prise de son :
Luc Gauthier
Maquillage :
Hélène-Manon Poudrette
Montage :
Sylvain Caron, Frédéric Blais-Bélanger
Infographie :Jean-Maxime Couillard
Mixage sonore : Studio SonG
Musique originale : Christine Boillat
Musiciens :
André Bilodeau, Christine Boillat, David Champoux et Daniel Marcoux
Entrevues :
Christian St-Pierre
Lieu des tournages :
Centre d'archives de Montréal

Texte :
  • Francine Bordeleau